Cet obscur objet de dépendance
Scène banale de la vie sociale : Clément célèbre ses 40 ans dans un bar du centre-ville, les gin tonic s’entrechoquent faisant résonner un joli cliquetis, la devanture de l’établissement disparaît dans une nuée de fumée, et des essaims de copains se rendent régulièrement aux WC pour rider sur les rails de l’excitation. Peinture actuelle d’une vie où la fête semble être plus grisante si elle rime avec stupéfiant.es. Charlotte Saric
Il y a deux ans, Benjamin* aurait été incapable de compter les verres qu’il enchaînait, les cigarettes qu’il fumait, et les rails qu’il sniffait. « La coke, c’était pour tenir la cadence, mais je n’ai jamais aimé ça. » Ce soir, il trinque avec Clément un verre de ginger beer à la main. Il n’ira pas non plus dehors, ni dans les toilettes. Cet acteur dans la fleur de l’âge est maintenant abstinent et un assidu des N.A (narcotiques anonymes). Et s’il avoue « sortir moins mais sortir mieux », il prend du plaisir ce soir à l’anniversaire de Clément. Un plaisir différent, qu’on peut qualifier de plus sain. S’il rentre avec une jolie demoiselle après la soirée, il fera l’amour sobre, ce qui est un grand changement.
Coke ou tabac, même combat ?
Les soirées aux Bains Douches sont maintenant lointaines, celles-ci où, pour celui qui pâtissait d’un mépris de classe dans le milieu du cinéma « [se] sentai[t] adoubé quand on [lui] proposait un rail ». Mais la coke (ainsi que les ecstas, la MD, le LSD…) il en voit partout, même dans son village normand d’enfance de trois mille âmes, où le plombier tape autant que le jeune acteur branché qu’il est. Pendant près de vingt ans, il évolue dans les volutes de la drogue. Il n’y en a pas de « dures ou molles », elles sont toutes addictives. Le seul distinguo qui existe, c’est celui entre licites et illicites. Celles qui sont plus acceptables socialement. Un tabagique, un joueur ou un bigorexique (dépendance au sport) sont, en général, moins mal jugés qu’un héroïnomane. Pourtant chardonnay ou MD peuvent entraîner les mêmes dégâts.
Toucher le fond
Le fils de Nadine a cinquante ans, une femme et deux enfants. Elle pleure quand elle évoque ces trente dernières années sinusoïdales, entre sevrages et rechutes, entre mauvaises fréquentations, joies de famille et larcins pour payer sa coke. Ayant grandi auprès d’un beau-père alcoolique, la figure paternelle est branlante et Nadine d’avouer qu’elle a « passé [sa] vie à culpabiliser ». Bien qu’elle n’ait plus aucun bijoux aujourd’hui, il était « hors de question de le foutre dehors ». En filigrane, elle dit quelque chose de la souffrance de son fils bien-aimé, le père absent, la fragilité aussi. Benjamin, quant à lui, évoque un père et une mère davantage amants que parents, donc une forme de vide affectif. Il considère aujourd’hui avoir eu recours à la drogue comme une forme d’automédication. « Si j’étais allé voir un psy, il m’aurait sans doute prescrit des antidépresseurs. » En attendant, il se consume dans la poudre blanche, utilisant le poison comme remède. D’innombrables black out, jusqu’au jour où il « touche le fond ». Il réalise que ce qu’il considérait comme une consommation festive (« mais la fête, c’était tous les jours ») est un vrai problème, où il est esclave des produits. D’ailleurs, Naïra Meliava, psychologue spécialisée dans l’accompagnement des conduites addictives, rappelle qu’étymologiquement, addictus signifie esclave. C’est le déclic pour lui, il est grand temps de rompre ses chaînes.
« Consommer en conscience »
« La véritable question à se poser est la relation à l’objet et le ratio entre risque et plaisir », poursuit le Docteur Meliava. La race humaine, de tout temps à jamais, a consommé des stupéfiants (la coca est mâchée depuis toujours dans les Andes pour pallier le manque d’oxygène en altitude par exemple). Et se « sevrer », c’est ce que l’on apprend à faire dès bébé, avec le lait. On nous enseigne aussi à abandonner les objets transitionnels que sont tétines et doudous. Alors on peut dire que oui, l’homme est un animal intrinsèquement dépendant, mais l’addiction qui est une maladie du cerveau vient se déclarer là où il y a trouble du lien. Et le poivrot du PMU d’être aussi dangereux pour lui (et parfois pour autrui) que le golden boy cocaïnomane de la City. Même si, depuis quelque temps, à cause d’un effet de mode et d’une baisse de la tarification du gramme, on trouve autant de coke au PMU justement qu’aux Bains Douches. Dans tous les cas, il est majeur de promouvoir la prévention, l’accompagnement et la limitation des risques. Aussi, dans ses messages de prévention et d’accompagnement, la psychologue rappelle que le plus important, c’est de pouvoir en parler. Mettre des mots sur un mal au final.
Encadré – Chiffres stupéfiants
Le dernier rapport de l’OFDJ (2022) met en lumière quelques chiffres alarmants. Si la substance psychoactive la plus expérimentée demeure l’alcool avec 47 millions d’expérimentateurs, la consommation de cocaïne a, elle, été multipliée par quatre en 20 ans. En effet, le nombre d’usagers est passé de 12 800 (en 2010) à 42 800.
Alcool : 47 M (en nombre d’expérimentateurs)
Tabac : 27 M
Jeux : 21 M
Coke : 2,1 M
Si, par rapport aux autres substances addictives, la cocaïne semble demeurer à la marge, elle est pourtant devenue beaucoup plus accessible au fil des ans, le gramme passant par exemple en moyenne de 70 € à 60 € en 2018. On constate également de la vente dite fractionnée avec des « pochons » dont les tarifs démarrent à 15 €.
Principal producteur mondial, la Colombie fait transiter sa marchandise à destination de l’Europe et de la France métropolitaine notamment par la Guyane française. En 2022, les saisies effectuées sur le sol français ont atteint le chiffre record de 27,7 tonnes. Depuis trente ans, c’est un chiffre en constante augmentation.
De la même façon, le nombre de passages aux urgences sous emprise est en perpétuelle croissance. Pour illustration, on est passé, en Nouvelle-Aquitaine, de trois passages par an sous cocaïne en 2010, à 20 en 2022.