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La rivalité féminine existe-t-elle ?

la rivalité féminine

À poser la question ouvertement, on prend le risque, peut-être, de fragiliser l’équilibre des troupes et les avancées récentes du féminisme. Mais n’est-il pourtant pas sain et cathartique d’aborder une problématique latente, capable de gangréner une relation au quotidien ? Une enquête où il est question du poids de l’histoire, de sociologie plus que de psychologie… et de sororité. Laurène Secondé

 

La sentence tombe au milieu d’une conversation : « Quand j’attends devant le passage piéton qu’on me laisse traverser, si le conducteur est une femme… je n’ai aucune chance ! ». Catégorique, Marie-Dominique, 62 ans, professeure, lance un sempiternel débat, parfois accepté, parfois non. Souvent tabou. Audrey, 40 ans, cheffe d’entreprise, opte pour une vision divergente. Pour elle, « il n’y a pas de rivalité de genre, seulement des cons ». Et des connes, en l’occurrence. En 2021, la psychothérapeute Anne de Montarlot et la journaliste Elisabeth Cadoche semblent, pour leur part, avoir définitivement répondu à la question dans un ouvrage composé à quatre mains intitulé En finir avec la rivalité féminine. Une chose semble certaine dans tous les cas : si le sujet s’évoque à voix haute ou basse, il semblerait qu’il soit toujours d’actualité, à l’heure où les habitudes de la société patriarcale sont de plus en plus décriées. 

 

Aux origines du mâle

Précurseure parmi celles qui osent monter au créneau, la vulgarisatrice scientifique Charlie Danger ouvre le bal il y a cinq ans, le temps d’une conférence TEDx qu’elle prend soin d’intituler : « Pourquoi vous ne vous sentirez jamais la plus belle ? ». Historienne de formation, la jeune femme s’interroge justement sur les origines de la rivalité féminine qu’elle considère non pas comme une forme simple de concurrence mais plutôt comme une « peur inconsciente intériorisée d’être supplantée par une autre femme » tant dans le domaine professionnel que personnel. Le temps d’une intervention ludique et sourcée, la vulgarisatrice effectue un rappel des faits basique mais éclairant. Dans la majorité des civilisations et depuis des siècles, « l’un des seuls moyens pour acquérir une place dans la société, pour obtenir un statut social, c’était de se marier. Et si possible avec un bon parti, pour s’assurer la vie la moins pénible possible ». Et de conclure ensuite : « Être au-dessus des autres femmes était donc une nécessité ». 

Une réalité historique valable de l’Antiquité au milieu du XXe siècle (approximativement) qui permettrait donc d’affiner cette spécificité féminine. Car la rivalité masculine existe aussi. Plus acceptée et plus documentée (contrairement aux comportements féminins qui n’intéressent la science que depuis peu), celle-ci se base avant tout sur la force ou le statut social, selon Charlie Danger, toujours. Alors, si les femmes peuvent ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de leur mari depuis 1965 et sont désormais capables de s’émanciper grâce à leur métier (mais est-ce vraiment aussi simple ?), pourquoi la question de la rivalité féminine mérite-t-elle encore d’être posée en 2024 ? Alice, 24 ans, future professeure des écoles, reconnaît sans ambages son existence mais affirme également la côtoyer bien malgré elle : « Je remarque parfois chez les femmes, dans leur manière de s’exprimer par exemple, une tendance à faire de l’ombre aux autres femmes. Volontairement ou involontairement. C’est comme un mécanisme de protection pour obtenir l’approbation des hommes. J’ai l’image d’une piscine remplie de filles qui s’appuient les unes sur les autres, la tête sous l’eau, pour éviter de ne pas couler ». Désolée de ce mécanisme qu’elle reconnaît parfois chez elle mais qu’elle essaie de combattre, Alice met le doigt sur un élément essentiel au phénomène : son intériorisation inconsciente. 

 

Neurosciences et fonctionnement cognitif

Maya Larribité, 27 ans, psychologue clinicienne et psychothérapeute à Gradignan, particulièrement sensibilisée à la question du féminisme, s’est, elle aussi, penchée sur la question. Constatant que les relations entre femmes n’ont pas forcément été théorisées sur le plan scientifique et psychologique, elle s’est penchée sur les résultats d’études neuroscientifiques pour saisir les aspérités de la rivalité féminine. Elle explique : « Neurobiologiquement, il n’y a pas de différence entre un cerveau de femme ou d’homme. Les études de la neurobiologiste Catherine Vidal sont très claires : hormis les fonctions reproductives, chez le fœtus, le cerveau n’a pas de sexe ». Dit autrement : les femmes ne sont pas génétiquement programmées à être jalouses. Elle complète : « Cette espèce de misogynie intégrée est donc de l’ordre du sociologiquement acquis. Pas de l’inné ». 

La psychothérapeute invoque ensuite le travail du professeur en physiologie et neuroscience, Giuseppe Gangarossa : « Selon ses travaux, on peut nommer des différences légères chez le cerveau féminin… qui s’expliquent en fait par l’éducation genrée ». En cause : la menace du stéréotype qui joue le rôle de biais cognitif, en s’imposant comme un schéma de pensée trompeur. « Cela signifie que le cerveau va se distordre en fonction des attentes sociétales. On va avoir tendance à faire ce que l’on attend de nous. Or, la rivalité féminine fait partie de ces stéréotypes véhiculés qu’on attend chez les femmes ». Crêpages de chignon, commérages, méfiance et jalousie… figurent avant tout comme des croyances véhiculées. Et qui, intégrées dès la petite enfance, ont toutes les chances d’être naturellement perpétuées. 

 

Sororité et estime de soi

Particulièrement engagée auprès de patientes victimes de violences, Maya Larribité observe par ailleurs leur potentiel d’évolution en termes de comparaison systématique. « Quel que soit l’âge, on peut parfois dénigrer les autres pour se valoriser. Mais quand la thérapie avance bien, le phénomène évolue : la nécessité de se comparer est moindre. On a gagné quoi ? Une meilleure estime de soi, qui est aussi une solution à la rivalité de soi ». Témoin de la force des groupes de parole, elle ajoute : « Le fait d’être entendue et validée par d’autres femmes est important dans le processus de guérison ». Les prémices potentielles d’une sororité libératrice donc, ce concept féministe développé en réaction à celui de la fraternité, qui encourage à une solidarité féminine. 

Un espoir que partage également Célia, 32 ans, membre du collectif Nous Toutes 33. Profondément convaincue des bienfaits de la sororité, elle raconte : « Si l’objectif premier de notre collectif est de mener des actions contre les VSS (Violences Sexistes et Sexuelles), nous avons aussi la volonté de casser ces mécanismes de rivalité en insufflant de la bienveillance dans nos rapports entre femmes. C’est un réel processus d’apprentissage, une manière de réapprendre à être ensemble ». La sororité, solution miracle à la rivalité féminine ? Lisa, 31 ans, UX designeuse, essaie en tout cas de s’en souvenir dans ses interactions sociales quand elle le juge nécessaire. « Oui, la sororité existe. Par principe, j’ai tendance à soutenir une femme parce qu’elle est une femme ». Elle ajoute : « Je remarque cependant que le concept a aujourd’hui tendance à être galvaudé. Surtout quand il est repris à des fins marketing. Le purple washing ( stratégie marketing ou politique visant à accaparer la cause féministe à des fins d’image) pollue les intentions originelles de la sororité ». De l’importance, à tous les échelons, de forger son esprit critique dès le plus jeune âge, au sein d’un environnement familial investi sur la question…



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